Je ne parle pas si souvent de petite enfance ici alors que ce secteur me semble essentiel tant il est intéressant de partager autour du livre et de la lecture avec des tout petits. Mais les parutions y sont parfois décevantes en terme d’originalité et de travail d’auteur.ice hors des catalogues bien établis et souvent novateurs que sont ceux des éditions des Grandes Personnes ou Thierry Magnier. Voilà donc que je garde un œil particulier pour les nouveautés que je vois paraître pour les bébés au sein de maisons d’édition dont je suis avec intérêt par ailleurs le catalogue d’albums illustrés, comme ici La Partie.
Sarah Cheveau est une autrice illustratrice française installée en Belgique après ses études à l’Ecole de Recherche Graphique de Bruxelles. Elle a été professeur d’art pendant quelques années et participe au collectif d’illustrateur.ices Cuistax, avec notamment Fanny Dreyer ou Chloé Perarnau, ayant édité pendant près de dix ans un fanzine pour enfants du même nom. Elle a déjà publié plusieurs livres, principalement en petite enfance, dont Marelle à doigts aux éditions Thierry Magnier qui m’a fait découvrir son travail, 7 Comptines d’oiselles et d’oiseaux chez le même éditeur qui a été offert à toutes les naissances dans le Val de Marne en 2024 d’après le dispositif du Livre pour Grandir, ou Nuit de chance aux éditions La Partie où elle commence son travail sur la technique des charbons de bois.

Son travail dans le secteur de l’édition de petite enfance est particulièrement intéressant autour de livres-objets ou de concepts pour les plus jeunes liant le fond, les illustrations et la forme du livre comme un tout devenant une expérience pour les tout petits. En réalisant de nombreux ateliers et interventions auprès des enfants, elle nourrit son travail de ces interactions et de ces usages des livres où le concept et le graphisme sont au service de l’enfant manipulant l’objet-livre. Si j’ai découvert et aimé son travail aux couleurs pop, franches et aux aplats nets de ses premiers livres, avec Troupeau, voilà le deuxième livre où elle explore une technique très différente avec des charbons de bois de diverses essences qu’elle récolte et prépare elle-même après avoir utilisé cela dans des ateliers avec des enfants.
Troupeau est un fantastique leporello à lire, regarder ou utiliser de plein de façons possibles. Le sous-titre, L’Hiver, L’Été, laisse apparaître les deux saisons de la vie du troupeau comme les deux faces de ce livre dépliant. Au recto, l’hiver nous présente des portraits sur un ou deux pans des animaux du cheptel protégés dans la bergerie, chèvres, brebis, agneaux naissant à cette période ou patous, chiens de berger. Sur le verso, figurant l’été où le troupeau rejoint ses pâturages en haut de la montagne, sont figurés autant de paysages alpins aux détails à suivre que la faune sauvage rencontrée. Pour permettre cette représentation et en accord avec sa technique habituelle de l’expérimentation et de l’observation, l’autrice est allée passer quelques temps dans un alpage en compagnie de bergères et de leurs troupeaux.

En prenant ce livre en main, l’on peut commencer par le lire classiquement, en tournant les pages doublées. Puis l’on se rend compte qu’il se déploie et l’on regarde enthousiasmé.e les deux côtés. Le leporello s’avère un formidable outil avec les bébés pouvant les entourer quand ils sont allongés. Vient enfin la manipulation très intuitive avec ce format où l’on peut rabattre un pan sur un autre, former des plis et laisser apparaître de nouvelles images, de nouveaux liens entre le recto et le verso, l’hiver et l’été, l’intérieur et l’extérieur. L’on crée alors des chimères animalières comme avec un pèle-mêle, des liens entre animaux qui se regardent ou regardent au loin, des panoramas multiples qui se déploient. Dans son intérêt presque documentaire pour son sujet et son rapport aux enfants, l’autrice a profité de l’intérieur de la jaquette du livre, hors de cela sans texte, pour y insérer quelques explications sur la vie du troupeau, sur le vocabulaire utilisé pouvant permettre de mieux regarder et révéler un aspect cherche et trouve mais également quelques schémas proposant certaines dispositions du livre et même un QRcode renvoyant à des sons enregistrés auprès du cheptel. Tout cela met en place une réelle expérience immersive et sensorielle du livre pour les tout petits.
Pour figurer cela, Sarah Cheveau utilise la subtilité, les nuances et la matière créée par ses différents charbons contrastant avec le blanc naturel de la page devenant neige comme lumière ou pelage des animaux se détachant, sans contours précis, du fond coloré de différents charbons comme des négatifs. Cette sobriété interpellant par des contrastes et jeux d’ombres ou de lumières s’avère particulièrement lisible et intéressante à découvrir à l’œil des plus jeunes tout en montrant une réelle diversité de couleurs dans la gamme naturelle allant du noir au marron dans une belle harmonie. Cet aspect brut et naturel autant par le sujet que par la technique utilisée comme ces portraits d’animaux en clair-obscur peuvent faire penser à certains références d’art pariétal. À cela s’ajoute la très belle fabrication du livre au papier doux, à l’impression laissant voir le travail de l’autrice, aux élégantes charnières en tissu permettant de déplier le livre et au fourreau de le ranger.
Troupeau, Sarah Cheveau, éd. La Partie, 20 euros, dès tout petit.
Pour retrouver l’émission Écoute ! Il y a un éléphant dans le jardin où cette chronique a été diffusée (vers 70 min environ).
Pour plus d’informations sur Sarah Cheveau et sur les éditions La Partie.